Le fait de savoir que dans bien des prisons occidentales les détenus se voient offrir plusieurs menus à choix par jour en irrite plus d’un. Même vous, peut-être, avez été agacés à la lecture d’un article sur les différents menus à choix en prison. Et encore plus à l’idée qu’on n’est pas forcément mieux nourri à l’hôpital, si ce n’est pire.
Que des détenus de droit commun, des criminels, voire des terroristes aient droit à un dessert ou qu’ils puissent choisir un plat végétarien ou un repas sans porc, voilà qui fait frôler la syncope à certains. Et pourtant, en amenant un peu de normalité et de dignité aux personnes incarcérées par le biais de la nourriture, on contribue à calmer les tensions ainsi qu’à mieux préparer leur retour dans la société.
Si l’offre alimentaire est effectivement souvent plurielle, c’est avant tout pour répondre aux besoins spécifiques de certaines catégories de détenus : les personnes diabétiques, celles qui nécessitent un régime sans-sel, les végétariens, les cardiaques, etc., et tous ceux qui suivent un régime en lien avec l’exercice de leur religion. Pour les autorités, cela requiert certes organisation et ingéniosité, mais ce dont il s’agit en réalité, c’est de garantir, ni plus ni moins, le respect de certains droits, en l’occurrence le droit à la santé ou celui d’exercer sa religion. En d’autres termes, la privation de liberté n’a pas à interférer avec la jouissance de certains droits fondamentaux.
« Quantité suffisante, qualité médiocre »
Cependant, si sur le papier les menus garantissent une valeur nutritive satisfaisante et respectent les régimes alimentaires de chacun, dans la pratique, les constats sont souvent bien moins satisfaisants. Toute personne qui s’est un jour entretenue avec des détenus sait que le grief le plus constant a trait à la nourriture. Pour résumer : quantité suffisante, qualité médiocre. Il y a bien sûr des exceptions, des bonnes pratiques, et des cuisiniers ingénieux et disposés à embellir le quotidien des détenus. Mais dans la plupart des cas, la nourriture est la préoccupation majeure des détenus et la source de toutes les crispations. On nous dira que les détenus aiment se plaindre et qu’il est facile de prendre la nourriture comme bouc émissaire. Mais cela vaut la peine de chercher à savoir pourquoi.
Tout d’abord, la nourriture est effectivement, dans bien des prisons, insipide et peu inspirante. Qu’elle soit servie conditionnée en barquette, à la louche, au réfectoire ou directement en cellule, qu’elle se présente sous la forme de bœuf stroganoff, de fajitas au bœuf halal ou de brochette de poisson, elle suscitera rarement le ravissement des détenus. Pourquoi ? Premièrement, parce que le budget alloué à l’alimentation des détenus est généralement limité au strict minimum. Deuxièmement, parce que les impératifs liés à la distribution de nombreux repas chauds exigent une rationalisation qui ne va que difficilement de pair avec le raffinement gastronomique. Et on ne s’aventure même pas ici sur le terrain de la sous-traitance auprès d’entreprises de restauration privées, où quelques scandales, notamment aux Etats-Unis, devraient inciter à la prudence et au renforcement des contrôles.
Un espace de liberté
Face à ce constat, nombreux sont les détenus à refuser le repas qui leur est servi, ou à n’en garder que le pain ou les fruits (s’il y en a !) : ils vivent alors des produits reçus de leurs proches (quand c’est autorisé) ou, plus fréquemment, des biens alimentaires « cantinés », et préparent leur repas en cellules. Et ce n’est pas uniquement parce que la nourriture laisse à désirer. Avoir la possibilité de concocter son propre repas peut constituer l’un des derniers espaces de liberté dans une existence réglée, dans les moindres détails, par l’administration de la prison. Cuisiner devient alors un moyen d’échapper au processus de dépersonnalisation propre aux « institutions totales », bien décrites par le sociologue canadien Erving Goffman il y a déjà plus de cinquante ans.
Lors d’une récente visite de prison, la principale préoccupation des détenus semblait être la disparition des pommes frites du menu. N’ont-ils donc pas d’autres soucis ? Est-ce là risible ? Non, c’est plutôt révélateur de la place que prend la question de la nourriture en prison. Elément central de nos vies, comme nécessité physiologique et surtout comme acte social, la nourriture revêt une importance démultipliée en prison.
Mesure disciplinaire
Dans bien des cas, tout est pourtant fait pour annihiler cette poche d’autonomie incarnée par la nourriture. La gestion des repas est une arme puissante dont l’administration peut jouer, et qui a longtemps figuré au catalogue des mesures disciplinaires : mettre un détenu au pain et à l’eau n’est pas une pratique si ancienne. Puissant bâton, misérable carotte. Aux Etats-Unis, il existe dans quelques Etats une pratique révoltante consistant à punir certains détenus difficiles en leur donnant, pendant toute la durée de la mesure disciplinaire, le même repas uniforme : le « nutraloaf », une sorte de pain de viande protéiné à la limite du mangeable mais qui remplit tous les critères nutritionnels. Une manière d’être conforme à la loi (les détenus reçoivent leur cocktail quotidien de protéines, vitamines, etc.) tout en les punissant là où ça fait mal : les papilles, l’estomac, et surtout l’estime de soi.
Que l’on considère la prison comme lieu de punition ou de réhabilitation, la peine infligée ne devrait être que celle de la perte de sa liberté de mouvement. Punir en privant de nourriture ou en nourrissant mal doit être interdit. Bien sûr, la prison n’a pas vocation à faire de la gastronomie. Mais le respect de soi passe aussi par la bouche et le ventre: ce qu’on mange et comment on le mange peut nous rendre un peu plus ou un peu moins humains. A nos sociétés de savoir quel type de détenus elles souhaitent remettre en liberté une fois leur peine purgée.
Photo : Fred Clarke/ICRC