Alka Pradhan est actuellement conseillère en droits de l'homme pour Ammar al Baluchi auprès des commissions militaires de Guantanamo Bay, et conseillère associée pour Al Hassan auprès de la Cour pénale internationale. Elle a également été membre du comité de rédaction d'expert-e-s pour les Principes Méndez pour des entretiens efficaces. Dans ce blog, elle explique pourquoi il est essentiel que la torture et la coercition soient éliminées des systèmes judiciaires et comment les Principes Méndez peuvent aider les États à y parvenir.
D'après mon expérience de travail avec les personnes accusées, il y a trois impacts distincts sur les personnes après qu'elles aient été torturées. Le premier, bien sûr, est physique. Les personnes torturées ont des cicatrices dues aux coups, elles ont des dommages aux ligaments et aux articulations. Elles ont des douleurs physiques tous les jours. Le deuxième impact est psychologique. Certaines choses - des sons, des odeurs, le ton de la voix de quelqu'un - peuvent déclencher la peur qu'elles ont éprouvée pendant leur torture. Ces déclencheurs peuvent durer très longtemps, peut-être même jusqu'à la fin de leur vie. Et ils peuvent s'accompagner de troubles tels que le syndrome de stress post-traumatique, l'anxiété, la dépression et les attaques de panique, ou être exacerbés par ces troubles. Ces réactions se manifestent différemment d'une personne à l'autre, mais chaque personne porte les séquelles physiques et psychologiques de sa torture. Le troisième impact, souvent négligé, est l'anxiété psychologique liée au fait d'être séparé de sa famille. Une fois que vous avez été torturé, vous avez constamment peur que quelque chose de similaire puisse arriver à votre famille et que, parce que vous êtes détenu-e ou parce que vous êtes affaibli-e par cette torture, vous ne puissiez pas la protéger.
Au-delà de cet impact sur les personnes, la torture compromet également les enquêtes. En d'autres termes, lorsque des personnes parlent sous l'emprise de la peur, leurs déclarations ne sont pas volontaires. Et si elles ne sont pas volontaires, elles ne peuvent être fiables. Une fois qu'une personne a été torturée, il est extraordinairement difficile, voire impossible, de faire disparaître la peur associée à cette torture. Ainsi, des responsables de la collecte d’informations ou un-e procureur-e pourrait dire : "Je ne les ai pas torturés personnellement. Si je ne les torture pas pendant que je leur pose des questions, alors ce qu'ils me disent doit être volontaire." Mais c'est faux. Il est très important que tous les acteurs de notre système judiciaire comprennent à quel point l'équilibre est fragile une fois qu'une personne a été torturée. Les responsables de la collecte d’informations, les procureur-e-s, les juges et les avocat-e-s doivent tous et toutes comprendre comment la coercition se manifeste après la torture. Il ne s'agit pas seulement de la pratique du waterboarding ou du passage à tabac. Nous devons surveiller de près tout ce qui vient ensuite pour nous assurer qu'il n'y a pas de coercition supplémentaire.
C'est là que les Principes Méndez pour des entretiens efficaces apportent une grande valeur ajoutée. Ils constituent essentiellement un guide de A à Z des mesures pratiques à prendre à chaque étape du système judiciaire, en commençant par le processus d'enquête. Comment enquêter ? Quelles garanties mettons-nous en place pour veiller à ce que toute coercition soit réduite au minimum ? Ensuite, nous en arrivons à la détention. La détention est, en soi, une situation coercitive. Les personnes ont perdu leur autonomie. Les Principes Méndez offrent des conseils pratiques aux enquêteurs, aux procureurs et à d'autres personnes sur les garanties qui peuvent être mises en place pour s'assurer qu'il n'y a pas de coercition supplémentaire. Et les avantages vont bien au-delà des enquêtes. Les Principes Méndez sont très clairs sur ce que les juges devraient rechercher, sur les questions qu'ils devraient poser et sur ce qui devrait attirer leur attention sur une coercition potentielle qui pourrait entacher le cas qui leur est soumis et, par conséquent, entacher un jugement potentiel.
J'avais deux priorités en contribuant au processus de rédaction des Principes Méndez. La première était de m'assurer que les Principes indiquent clairement que la non-coercition est la responsabilité de chaque membre du système judiciaire. Ce principe doit être respecté à tout moment : depuis le moment où une personne est placée en garde à vue, ou simplement interrogée en tant que témoin, jusqu'à une éventuelle condamnation et la détention après le procès. Chaque membre de cette chaîne a le devoir de contribuer, de s'éduquer et de respecter les normes de non-coercition.
Deuxièmement, mon expérience juridique porte sur des affaires qui découlent de situations de terrorisme, de situations de sécurité ou de situations de guerre. Ces situations ont tendance à être caractérisées par les États comme étant "spéciales" et nécessitant une attention urgente. Ce sont également des situations où des "techniques spéciales" sont justifiées pour recueillir des preuves, qui finissent souvent par inclure la torture ou, à tout le moins, par être très coercitives. Mon autre priorité était donc de veiller à ce que les Principes Méndez soient applicables en toutes circonstances. Nous avons toujours précisé que ces Principes s'appliquent aussi bien aux enquêtes policières mineures qu'aux affaires de terrorisme qui, par le passé, ont pu être traitées par le biais de la détention secrète ou d'autres moyens.
En rédigeant les Principes, nous avons été frappés par le fait que l'on sait depuis des siècles que la torture est inefficace, immorale et illégale. Il existe une multitude d'écrits sur le sujet, une multitude d'études remontant à 4 000 ans. Nous avons pu nous appuyer sur une riche variété de traditions occidentales, de traditions orientales, de droit international et de droit interne. Nous nous sommes également tournés vers différents corps de jurisprudence à travers le monde. Les gens peuvent penser que c'était un défi de rassembler le droit. Ce n'est pas le cas. Nous disposions de recherches approfondies sur lesquelles nous pouvions nous appuyer. La difficulté était de distiller ces recherches dans des principes qui serviraient également d'ensemble de directives pratiques. L'avenir nous le dira, mais je pense que nous avons réussi à le faire. Et la bonne nouvelle, c'est que cet ensemble de recherches est disponible pour quiconque souhaite connaître, par exemple, la base factuelle du principe 2 ou du principe 4.
L'une des plus grandes forces des Principes Méndez est que, pour la première fois, nous marions la science avec le droit. De nombreuses personnes ont affirmé que la torture ne fonctionnait pas, sans expliquer pourquoi. Pourtant, de nombreuses recherches ont été menées sur cette question au cours des 20 dernières années. Nous en savons plus aujourd'hui qu'il y a vingt ans, et certainement plus qu'il y a cent ans, sur les raisons pour lesquelles la torture ne fonctionne pas. Nous pouvons expliquer comment le cerveau change et comment de faux souvenirs sont implantés chez une personne torturée. Les Principes Méndez s'appuient sur cette science pour expliquer pourquoi la torture est inefficace. Et je pense que c'est extrêmement puissant. Si nous pouvons utiliser ces preuves pour éduquer les États, depuis la police locale jusqu'au pouvoir judiciaire, en passant par les ambassadeurs et les membres des tribunaux internationaux, alors nous changerons les mentalités pour mettre fin à la torture et à la coercition. Cela prendra du temps, mais il est essentiel de combiner l'argument juridique et l'argument scientifique.