La pandémie de la COVID-19 a rendu visible un certain nombre de problèmes longtemps passés sous silence en Amérique latine, avec des répercussions ressenties par des communautés entières. Cependant, même au milieu de la pandémie, un groupe continue de rester quasiment invisible: les femmes autochtones privées de liberté. À l'occasion de la Journée internationale des peuples autochtones, il est important de souligner l'obligation qu’ont les États de respecter, protéger et promouvoir leurs droits, aussi bien en théorie qu'en pratique.
Mettre fin à l'« invisibilité » des femmes autochtones privées de liberté
L'une des premières problématiques qu’il se pose est la rareté des données et rapports officiels sur les femmes autochtones privées de liberté. A titre d’exemple, en Colombie, le dernier rapport officiel disponible date de 2006 et ne documente uniquement que la situation et le nombre de personnes autochtones privées de liberté en général, mais sans intégrer une désagrégation des données. Egalement, le rapport de juillet 2021 de l'Institut National Pénitentiaire (Instituto Nacional Penitenciario y Carcelario) (INPEC), ne comporte aucune donnée permettant d'enregistrer le nombre de femmes autochtones privées de liberté en Colombie. Dans ce pays d’Amérique latine, les femmes condamnées pour des crimes le sont souvent pour des faits liés à la santé publique - c'est-à-dire au trafic de drogue. Ce profil de femmes est souvent caractérisé par un faible niveau d'instruction, de faibles moyens économiques ainsi que par des expériences de violence et d'abus. En outre, elles constituent généralement le maillon le plus vulnérable de la chaîne des réseaux de trafic de drogue.
Dans d’autres pays de la région comme l'Équateur, les statistiques sont tenues sur la base des femmes qui s'identifient comme autochtones. Cependant, de nombreuses communautés indigènes ont été déplacées de leurs territoires, ce qui peut rendre difficile l'auto-identification. Par conséquence, seulement 59 femmes dans l'ensemble du système pénitentiaire sont reconnues officiellement comme autochtones, ce qui constitue une infime minorité de la population carcérale. La plupart d’entre elles étant poursuivies pour des délits en lien avec l'avortement ou le trafic de drogue. Au Chili, les femmes autochtones qui émigrent du Pérou, de la Bolivie et de l'Argentine, pour survivre ou à la recherche d'opportunités, sont des proies idéales pour les narcotrafiquants qui les attirent facilement vers la criminalité, et particulièrement le trafic de drogue. En tant qu'étrangères, elles peuvent être confrontées à des difficultés supplémentaires lors de leur arrestation, notamment des obstacles liés à la barrière de la langue. Enfin, au Mexique, les femmes indigènes représentaient 5,19% de la population carcérale en 2014, soit une minorité par rapport à la population privée de liberté. Elles sont également discriminées à cause de leur appartenance ethnique et sont souvent incarcérées pour des infractions liées au trafic de drogue.
L'absence d'informations sur les femmes autochtones privées de liberté, d'une part, nous donne un aperçu très limité de la mise en œuvre des garanties de leurs droits fondamentaux dans les établissements pénitentiaires ainsi que des répercussions pour leurs communautés. D'autre part, ce phénomène met en lumière les problèmes structurels auxquelles les femmes sont confrontées lorsqu’elles sont privées de liberté. Elles doivent ainsi subir les conséquences de politiques publiques qui n'ont pas été mise en œuvre à travers une approche de genre et inter-sectionnelle afin d’aborder de manière plus juste des problèmes sociaux complexes.
Vers une véritable reconnaissance des droits des peuples autochtones dans le système de justice pénale
Les facteurs qui contribuent à l’incarcération des femmes autochtones ne sont pas très différents –de ceux auxquels sont confrontés les peuples autochtones en général en Amérique latine. Par exemple, le multiculturalisme et la multi-nationalité font partie des éléments de revendication d'autonomie et de légitimité des peuples autochtones inscrits dans la Constitution de la Colombie, de la Bolivie ou encore de l'Équateur.,
En Colombie, cette reconnaissance n’est qu’apparente en raison de problèmes multiples et convergents omniprésents, tels que l'imposition de projets de développement, le trafic de drogue ainsi que le poids du conflit armé qui gangrène le pays depuis des décennies. Ce dernier a conduit les autorités des peuples autochtones à ne pas exercer leur droit à l'administration de la justice sur leur territoire, en raison de leur vulnérabilité face aux groupes armés. Par ailleurs, un discours depuis le système judiciaire étatique s’est imposé, en mettant en avant la soi-disante « 'incapacité » des peuples autochtones à juger les "crimes graves" via leur propre système judiciaire. Les « crimes graves » étant une catégorie de crimes définie par l'Occident - tels que ceux liés au trafic de drogue, car il s'agit de crimes contre la santé publique ou de crimes de violence sexuelle. Cependant, les crimes considérés comme "mineurs" sont considérés par l’Etat comme relevant bien de la compétence du système judiciaire autochtone.
Il est important de souligner que dans le système de justice ordinaire, l'esprit punitif prévaut. Aucune mesure n'a été prise pour réparer les dommages causés, rétablir le tissu social et trouver un équilibre durable avec les systèmes de justice autochtones.
Les politiques publiques en place, qui ont tendance à les dévaloriser, ainsi que le manque de prise en compte de leurs besoins spécifiques par le système judiciaire, contribuent à ce que les femmes autochtones privées de liberté voient leurs droits violés, non seulement en tant que femmes mais également en tant que membres de communautés autochtones. L'absence de garanties judicaires au sein des prisons signifie qu'il n'y a pas de véritable accès à la justice pour les femmes autochtones privées de liberté, car elles sont généralement détenues loin de leur territoire, dans des lieux frontaliers, ce qui affaiblit leurs liens avec leurs autorités autochtones, leur communauté, leur famille et leur territoire. De même, elles n'ont pas accès à des interprètes ou à des expertises anthropologiques. Elles sont souvent arrêtées par les forces de police sous la menace ou la pratique de la torture ou de mauvais traitements.
Les femmes autochtones victimes de crimes, tels que la violence sexuelle et qui se tournent vers le système étatique en quête de justice se retrouvent souvent face à un système stigmatisant pour les femmes où elles sont confrontées à des procédures judiciaires patriarcales qui reproduisent les cycles de violence structurelle dont elles sont victimes
Les pistes de réflexions que nous proposons ici soulignent la nécessité d'intégrer une approche interculturelle et inter-sectionnelle, non seulement dans les politiques pénales mais aussi dans la formulation de politiques sociales. Cette approche doit prendre en compte les différentes formes de violence auxquelles sont confrontées les femmes autochtones, qui ont trop longtemps souffert d’un système de privation de la liberté qui les re-victimisent. Il est nécessaire que les pays de la région reconnaissent l'autonomie des peuples indigènes, et adoptent des politiques publiques basées sur le dialogue et la compréhension des "autres savoirs et de la justice" de ces peuples. Ces initiatives permettront de commencer à restaurer le tissu social et à réparer les dommages causés depuis longtemps à ces populations. Il est également important de prendre conscience que la reconnaissance des peuples autochtones dans la Constitution de ces pays ne se limite pas au développement de la législation, mais implique également l’inclusion et la pleine participation de ces peuples - dans ce cas des femmes autochtones - dans les processus décisionnels dont ils ont été historiquement exclus.
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