Pourquoi est-ce que ce sont surtout des femmes trans qui travaillent avec, accompagnent et soignent les personnes LGBTI+ privées de liberté ? Au fond, savons-nous que la plupart d'entre nous passerons par la prison à un moment de notre vie?
Lors de la conférence régionale ILGA LAC 2017 qui s'est tenue à Guatemala City, plusieurs militantes et défenseures des droits humains des personnes LGBTI+[1] d'Amérique Latine et des Caraïbes se sont réunies. Lors de cet événement, de multiples activités étaient prévues, notamment des sessions appelées "caucus" qui sont des réunions de personnes regroupées par orientation sexuelle et identité de genre. C'est ainsi que les leaders trans de la région se sont réunies pour réfléchir, échanger des idées et discuter de la situation des personnes trans dans notre région.
Au cours du Caucus Trans, plusieurs militantes ont abordé des questions telles que la discrimination, l'exclusion sociale et le manque de reconnaissance légale de l'identité de genre auxquels nous sommes confrontées dans nos pays. Cependant, au cours de mon intervention, j'ai posé la question suivante : savez-vous quelle est la situation des personnes trans dans les prisons de votre pays ? Pendant un moment, il y a eu un silence, puis ma chère Collette Spinetti d'Uruguay a levé la main et nous a donné un aperçu dans le contexte uruguayen de la situation des personnes LGBTI+ privées de liberté, et ont suivi des activistes femmes trans de Colombie, Guatemala, Cuba, Nicaragua et Brésil.
C’est à partir de ce moment, que Collette Spinetti (Uruguay), Malu Cano (Cuba) et moi-même avons commencé d'interminables discussions, accompagnées de café et d'une cigarette ou deux, sur la situation des personnes LGBTI+ privées de liberté dans nos pays. Nous avons exprimé notre inquiétude et l'urgence d'accompagner et d'influencer cet agenda non seulement au niveau local mais aussi au niveau international.
Je dois admettre que, pendant la conférence ILGA LAC au Guatemala, j'ai eu des sentiments conflictuels. D'une part, cela m'a rempli de fierté de voir que ce sont des femmes trans qui mènent les discussions sur ce sujet et travaillent au nom des personnes LGBTI+ privées de leur liberté, mais d'autre part, cela a réaffirmé ce que beaucoup d'entre nous savaient déjà. La situation des personnes LGBTI+ privées de liberté est une question oubliée au sein des collectifs et organisations de la diversité sexuelle. Il semble qu'il soit préférable de l'ignorer en raison de la honte et de l'inconfort qu'il y a à parler de maricas[2], lenchas[3], vestidas[4] et travas[5] incarcérées; celles qui mettraient en danger l'agenda LGBTI+ ‘décent’, ‘digne’ et ‘égalitaire’ aux yeux du reste de la société.
Je me suis également demandée pourquoi ce sont surtout des femmes trans qui travaillent, accompagnent et soignent les personnes LGBTI+ privées de liberté... Savons-nous au fond de nous-mêmes que la plupart d'entre nous passerons par la prison à un moment ou à un autre de notre vie ?
Les discriminations, l'exclusion et les violences que subissent les personnes LGBTI+ dans un monde hétéro-cis-sexiste[6] et patriarcal nous font rester à la périphérie des droits, de la vie sociale et quotidienne. Même l'amour professé doit l’être dans l'obscurité, enfermé entre quatre murs. Tout cela nous rapproche d'une vie précaire, accompagnée de solitude, mais surtout nous voyons les portes de la prison toutes proches.
N'oublions pas que les prisons sont le reflet de nos sociétés, des espaces construits dans une culture binaire, conçus pour héberger des hommes et des femmes qui se conforment aux mandats sociaux sur la manière d'être homme ou femme. Les personnes LGBTI+, notamment les personnes trans et non binaires, font brusquement irruption dans ces espaces conçus pour les hommes et les femmes cis[7]. La prison en tant que dispositif humanisant de punition selon Foucault[8], et suivant cette même ligne de l'auteur, a un impact différencié sur les vies et les corps des personnes LGBTI+, puisque dans ces lieux on cherche à les corriger, les surveiller et les punir en fonction des préjugés, des stigmates et des haines implantés dans le monde.
Nous avons réfléchi à ce sujet lors de la conférence ILGA LAC au Guatemala. Nous savions qu'il était important de créer un réseau en soutien aux personnes LGBTI+ privées de liberté. Un espace où nous pourrions échanger nos connaissances et nos expériences. Un réseau qui nous ferait nous sentir accompagnées et soutenues par les militantes et les organisations qui travaillent sur le terrain, à la base, celles et ceux qui abandonnent leur privilège de liberté pendant quelques heures pour partager l'expérience de l’enfermement.
À notre grande surprise, nous avons été contactées par une personne qui souhaitait soutenir notre travail. En deux mois, nous avons pu réunir les fonds nécessaires et inviter des personnes avec de l’expérience et une expertise sur cette question en Amérique Latine, à participer à une réunion de travail à Cuba, et à former au réseau. Avec le soutien et l'accompagnement du Réseau Transcuba[9] et du CENESEX[10], nous avons fait naître ‘Corpora en Libertad’ en décembre 2017.
Depuis cette date, nous avons effectué un travail constant avec les organisations membres et les allié-e-s. Nous avons notamment : tenu des audiences devant la Commission interaméricaine des droits de l'homme ; élaboré un rapport sur la situation des femmes trans privées de liberté avec l'organisation WOLA ; un rapport sur le Covid-19 et ses effets sur les personnes LGBTI+ privées de liberté, participé à la Déclaration de Montevideo, résultat du 1er Congrès international sur les personnes LGBTI+ privées de liberté qui s'est tenu en novembre 2018 à Montevideo, Uruguay. Actuellement, nous menons des recherches sur la situation des personnes LGBT dans les prisons du Mexique, du Guatemala, du Honduras et du Salvador avec le soutien de la fondation ARCUS.
Le travail a été ardu, avec de nombreux défis pour influencer des changements dans les conceptions ancrées et paradigmatiques du recours à la prison et de sa finalité. Pour Corpora en Libertad, la prison ne réintègre pas, elle ne réhabilite pas, et encore moins les personnes LGBTI+. Pour pouvoir parler de réintégration, il faudrait partir de l'idée que nous avons été inséré-e-s dans la société dans un premier temps.. Nous sommes des abolitionnistes. Cependant, pour en arriver à ne plus avoir de prisons, du moins dans le modèle actuel, il est nécessaire de passer par une étape réformiste qui en déconstruit l'essence.
Les personnes fondatrices de Corpora en Libertad sont : Malu Cano, Collette Spinetti, Ari Vera, Gustavo Passos, Mariel Ortega, Josefina Alfonsin, Bianka Rodriguez Katalina Angel, Ludwika Vega, Rihanna Ferrer, Karen Vargas et Frida Garcia. Tou-te-s ont la conviction de transformer les espaces pénitentiaires en des espaces où l'orientation sexuelle, l'identité de genre et l'expression de genre ne sont pas des motifs de violence, d'exclusion et de discrimination car, même dans les lieux les plus sombres comme les prisons, le respect et l'amour doivent toujours être garantis.
Ari Vera Morales
Présidente du Réseau Corpora en Libertad
[1] LGBTI+. Acronyme utilisé pour désigner les personnes lesbiennes, gays, bisexuel-le-s, trans, intersexes et d’autres orientations sexuelles et identités de genre diverses.
[2] Marica. Terme utilisé en Amérique latine pour dénigrer les personnes homosexuelles et qui est aujourd’hui réapproprié et redéfini face à la terminologie plus ‘sophistiquée’ de langue anglaise.
[3] Lencha. Synonyme de lesbienne en Amérique latine, certaines personnes l'ont utilisé de manière péjorative. Son origine vient d'un personnage nommé Lencha qui ne suivait pas le stéréotype social imposé aux femmes.
[4] Vestida. Terme péjoratif utilisé au Mexique et dans une partie de l'Amérique latine pour désigner les femmes trans.
[5] Trava. Terme argentin qui était utilisé de manière péjorative pour désigner les femmes trans, les réduisant à la pratique du travestissement. Le collectif Trans en Argentine se l’est réapproprié et l'a redéfini comme une identité politique.
[6] Hétérocissexiste. Système de discours, d'idéologies et de comportements fondés sur l'orientation sexuelle, le genre et la discrimination corporelle à l'encontre de toutes les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles et cisgenres.
[7] Cis. Terme utilisé pour désigner les personnes qui ne sont pas trans, celles dont l'identité de genre correspond au sexe qui leur a été assigné à la naissance. Cela signifie "de ce côté". Le préfixe ‘Cis’ est l'antonyme du préfixe ‘Trans’.
[8] Michel Foucault dans Surveiller et punir : naissance de la prison.
[9] Transcuba. Collectif de personnes trans à Cuba. https://www.facebook.com/Transcuba-Nacional-103716564367044/
[10] CENESEX. Centre national pour l'éducation sexuelle à Cuba. https://www.facebook.com/cenesex/