Il y a quelques années, pendant que je surveillais des lieux de détention et que je coordonnais un programme de conseil juridique, on m'a signalé des cas de personnes qui avaient été victimes de violences pendant qu'elles purgeaient leur peine derrière les barreaux. Il s'agissait de cas de violences sexuelles et sexistes (VSS). Dans certains cas, seuls leurs avocat-e-s connaissaient toute l'histoire. Mais même elles et eux avaient du mal à documenter « cette violence », car leurs client-e-s tremblaient chaque fois qu'on leur demandait des détails.

Le silence, en définitive, peut être dangereux, tant pour les personnes concernées que pour celles qui connaissent un sort similaire. Pourtant, les violences sexuelles en détention est un tabou pratiquement partout dans le monde : des femmes et des hommes, des garçons et des filles, des personnes non-binaires, de tous âges et de tous horizons, peuvent être en danger, piégé-e-s dans les failles de systèmes imparfaits.

Aussi répandue qu'elles soient, les VSS en détention sont rarement évoquées dans les salles d'audience ou dans les cellules de prison. Au contraire, on y fait allusion, on chuchote ou on y fait référence par euphémismes. D'innombrables mots de jargon dans différentes langues en sont la preuve. Le viol en prison fait souvent l'objet de plaisanteries dans le discours public. Les émissions de télévision banalisent régulièrement le problème.

La stigmatisation et l'humiliation empêchent les victimes de témoigner ; la peur des représailles ou de l'inaction les désempare. Ainsi, on en sait trop peu et on ne fait pas grand-chose pour prévenir ce phénomène. À quelques exceptions près, le problème n'est pas officiellement reconnu et la recherche consacrée à ce sujet est limitée. Les données nationales sont rarement collectées, analysées et rendues publiques.

Les hommes préfèrent signaler qu'ils ont été torturés, car le viol leur donne souvent l'impression de s'auto-incriminer. Les femmes peuvent avoir déjà subi des violences sexuelles de la part d'un partenaire intime avant leur incarcération, ce qui souligne le continuum de violences qu'elles subissent au cours de leur vie. Les VSS peuvent être utilisées pour exercer un contrôle, affirmer son pouvoir, forcer une confession ou punir. Et si chaque histoire est différente, les schémas de violence, d'exploitation et d'abus peuvent toujours être distillés ; un kaléidoscope d'histoires qui témoignent de la tolérance à l'égard de la violence dans la société.   

C’est cette prise de conscience, associée à une ferme conviction que l'on pouvait faire davantage, qui m'a inspiré à agir. Lorsque j'ai rejoint le BIDDH en 2015, j'ai sollicité le soutien de mon bureau et me suis lancée dans un projet collectif et ambitieux avec Sharon Critoph et d'autres expert-e-s. Notre première réalisation a été la publication de Prévenir et lutter contre la violence sexuelle et sexiste dans les lieux de privation de liberté. Cette publication était un recueil des connaissances disponibles aux niveaux national et international afin d'améliorer la compréhension du sujet, d'illustrer les pratiques positives et négatives et d'encourager les États à entreprendre des réformes. [1]

En plus de cela, nous avons mené des années de recherche, d'entretiens avec des praticien-ne-s et de réunions avec des responsables de la police et des prisons, des institutions nationales de défense des droits humains et des organisations de la société civile. Nos recherches se sont étendues de Varsovie à Bichkek, de Rome à Washington.

Notre analyse s'est appuyée sur des questions telles que: « Quels sont les facteurs qui permettent les VSS ? », « Quelle est la dynamique de la victimisation et quelles en sont les conséquences ? » et, surtout, « Que peut-on faire pour prévenir les VSS ? ».

Nos recherches ont rapidement démontré que pratiquement toute personne privée de sa liberté est en danger si des garanties adéquates ne sont pas en place. Comme l'APT l'a noté, les facteurs de risque qui renforcent la vulnérabilité peuvent être soit personnels, soit environnementaux, soit socioculturels[2]. Dans tous les cas, l'État, en tant que détenteur de devoirs, a l'obligation d'agir avec diligence et de fournir une protection appropriée. Le fait de ne pas prendre en compte les facteurs de vulnérabilité peut, dans certains cas, constituer un mauvais traitement.

La deuxième conclusion est que les violences sexuelles sont toujours "genrées" dans la mesure où elle sont enracinées dans l'acceptation sociale des rôles de genre et sont simultanément motivées par le désir d'affirmer son contrôle ou son pouvoir.

Troisièmement, les VSS en détention peuvent prendre de nombreuses formes différentes, y compris, mais pas uniquement, le viol et la tentative de viol, les menaces sexuelles, le harcèlement, l'humiliation, et l'agression.

Les VSS peuvent constituer une torture, comme le confirme le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, lorsqu'elles sont perpétrées par des agents publics, ou à leur instigation, ou avec leur consentement ou leur acquiescement[3]. Les actes de VSS commis en garde à vue, en détention provisoire ou dans des établissements pénitentiaires peuvent donc constituer des actes de torture et autres mauvais traitements, qu'ils soient perpétrés par des acteur-trice-s étatiques ou non étatiques. Par conséquent, les États ont le devoir de protéger les détenu-e-s contre les VSS et de les prévenir.

Étant donné que la recherche s'est également appuyée sur les données fournies par 27 États participants de l'OSCE sur les politiques et pratiques en place dans leurs contextes respectifs pour prévenir et traiter cette forme de violence, notre étape suivante a consisté à élaborer des orientations spécifiques pour les principales parties impliquées dans la justice pénale, y compris pour celles qui jouent un rôle de surveillance, à savoir les institutions nationales des droits humains, les mécanismes nationaux de prévention et les organisations de la société civile.

La raison en est simple : les observateur-trice-s peuvent identifier les facteurs de risque, détecter les comportements répréhensibles et formuler des recommandations aux autorités sur la manière de lutter contre cette forme de violence. Les membres de ces organes de surveillance sont souvent les seules personnes à qui les détenu-e-s peuvent parler de leurs abus. Mais il existait peu d'indications sur la manière d'intégrer ces considérations dans notre travail et de traiter correctement le problème.

Intégration de la question de la violence sexuelle et sexiste dans le suivi de la détention : une note d’orientation pour les mécanismes de surveillance, rédigée par Sharon Critoph et publiée par le BIDDH en janvier 2021, est une ressource complète pour les organes de surveillance. Elle est structurée de manière à fournir des suggestions pratiques sur la façon dont les mécanismes de surveillance peuvent intégrer la VSS dans leurs recherches et leur planification, sur la meilleure façon d'aborder la question des VSS et sur la façon d'assurer le suivi une fois qu'ils ou elles ont connaissance d'abus. EIle identifie également des situations de risque de VSS spécifiques et les mesures préventives qui devraient être mises en place, en fournissant des suggestions sur les types de questions sur lesquelles les observateur-trice-s pourraient se concentrer.

La publication montre également comment un suivi efficace peut contribuer à restaurer la confiance du public dans la manière dont les lieux de privation de liberté sont gérés et permet d'accroître l'accessibilité globale des institutions fermées. Les mécanismes de suivi peuvent remettre en question le statu quo, ainsi que les stéréotypes liés aux VSS dans les lieux de privation de liberté. Cette ressource leur permet d'acquérir des connaissances et des outils pour agir.

Les personnes qui ont inspiré ce travail ne sauront jamais que c'est leur histoire qui a déclenché ces actions, mais il faut toujours une histoire pour guider le chemin du changement. Et si elles n'ont peut-être pas bénéficié personnellement d'une sensibilisation accrue des institutions de justice pénale, d'autres personnes qui franchiront les portes des prisons après elles peuvent espérer une meilleure protection.

La route est encore longue et pavée d’embûches, mais c'est cet espoir qui guide des institutions comme le BIDDH et l'APT à œuvrer pour améliorer la mise en œuvre des droits humains et contribuer à rendre le monde plus sûr.

Un témoin de l'action, des bougies dans l'obscurité.

 

 

Graziella Pavone est Responsable de projet sur les questions de droits humains, de genre et de sécurité au Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE à Varsovie. À ce titre, elle élabore et met en œuvre des projets sur la prévention des violences sexuelles et de genre dans le cadre de la privation de liberté, sur la réforme du secteur de la sécurité, et sur l'Agenda pour les femmes, la paix et la sécurité. Avant de rejoindre le BIDDH, elle a travaillé sur l'état de droit, les droits humains et les questions de genre pour l'OSCE au Kirghizstan et en Macédoine du Nord, sur la prévention de la traite des êtres humains pour l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) dans la Fédération de Russie, pour la représentation permanente de l'Italie auprès de l'OSCE et pour divers think tank. Elle est titulaire d'un master en droit pénal international, d'un master en études russes et post-soviétiques et d'une licence en relations internationales et diplomatiques.


[1] Le recueil a été rédigé par Elisabeth Duban, experte indépendante, avec les contributions de Sharon Critoph et de praticiens du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de Just Detention International (JDI), de l'Association pour la prévention de la torture (APT), de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et du Centre de Genève pour la gouvernance du secteur de la sécurité (DCAF). 

[3]   Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Manfred Nowak, A/HRC/7/3, 15 janvier 2008, para. 34 https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G08/101/61/PDF/G0810161.pdf?OpenElement

Blog Friday, April 23, 2021