Aida Baijumanova (Université américaine d’Asie centrale), Moritz Birk (Ludwig Boltzmann Institute, Université de Vienne), et Lira Ismailova
La torture a toujours suscité des préoccupations au Kirghizistan et il est reconnu aujourd’hui que le système de justice pénale recourt à la torture de manière généralisée et systématique. La situation est devenue particulièrement préoccupante dans les années qui ont suivi l’indépendance et qui ont été marquées par un déclin économique, une recrudescence de la criminalité et l’émigration d’enquêteurs expérimentés. Si les membres de la police continuaient d’être tenus d’atteindre des objectifs de performance en matière de résolution de cas, la surveillance et le contrôle internes avaient diminué et, en raison d’une formation inadéquate, les enquêteurs recouraient sans cesse davantage à la violence pour obtenir des aveux. Cette question a fait l’objet d’une attention particulière après les affrontements ethniques violents de juin 2010 qui ont entraîné un recours systématique à la torture par des agents de sécurité.
La République kirghize a effectué de nombreuses réformes juridiques qui ont criminalisé la torture et ont renforcé les garanties de procédure, telles que la notification de l’arrestation aux proches ou l’accès sans délai à un·e· avocat·e·, un·e· juge et à un examen médical. Cependant, les réformes juridiques n’ont pas entraîné les résultats attendus. Cela a notamment été attribué à une réglementation qui ne définit pas de manière adéquate les conditions d’accès et de recours aux mesures de protection. L’absence d’une définition de la détention de facto pose un problème particulier car il est dès lors impossible de déterminer le moment à partir duquel une mesure de protection doit s’appliquer. De ce fait, le recours à la détention non officielle est généralisé et la plupart des cas de torture se produisent avant l’enregistrement officiel des détenu·e·s. Par ailleurs, des parties prenantes telles que les avocat·e·s, les juges et les médecins ne font souvent pas preuve d’indépendance face aux autorités chargées de l’application de la loi et ne disposent pas des capacités personnelles et institutionnelles pour mener à bien leurs fonctions.
Cette situation est facilitée par un manque de contrôle et de responsabilisation. La criminalisation de la torture, depuis 2003, n’a donné lieu à quasiment aucune condamnation en raison de l’absence d’un mécanisme d’enquête indépendant et efficace et parce que le système judiciaire ne réagit pas face aux allégations de torture. Les lenteurs dans les initiatives de réforme et l’absence totale d’obligation de rendre des comptes pour les actes de torture et de mauvais traitements commis après les événements de juin 2010 posent la question de la volonté du gouvernement de lutter contre l’impunité.
Les sérieux efforts déployés au cours des dernières années pour mettre en place un système de monitoring indépendant et systématique n’ont pas encore abouti à une amélioration de la situation. Au contraire, l’indépendance de l’institution du médiateur et du mécanisme national de prévention nouvellement créé est de plus en plus menacée. En outre, ces organes n’ont pas pu, jusqu’à présent, faire preuve d’efficacité et ils s’appuient en grande partie sur le soutien des ONG. Si le renforcement du système de monitoring est signe d’espoir, aucune amélioration ne pourra survenir sans de nouvelles réformes juridiques et institutionnelles et sans un véritable engagement des autorités à enquêter sur tous les cas de torture et à traduire en justice les auteurs de ces actes.