Si la population est vieillissante dans nos pays occidentaux, il est presque normal qu’elle le soit aussi dans nos prisons. Plus de personnes âgées dans la population, plus de détenus âgés derrière les murs: la corrélation est on ne peut plus logique. Mais la seule logique n’est pas suffisante pour aborder la question du grand âge en détention.
L’actualité récente a d’ailleurs jeté une lumière plutôt crue sur cette problématique souvent douloureuse et peu considérée. Le 24 avril dernier, la Chambre pénale de recours du canton de Genève a annulé l’interruption de peine du plus vieux détenu connu de Suisse, décidée en première instance, et qui aurait permis sa mise en liberté. Ce dernier, âgé de 89 ans, est atteint de démence sénile et reçoit un traitement palliatif pour calmer ses douleurs liées à un cancer généralisé à l’unité cellulaire de l’hôpital universitaire genevois.
L’homme incriminé n’est pas un ange, loin s’en faut, puisqu’il a été condamné à 10 ans de réclusion en 2010 pour le viol de sa fille adoptive. Les faits sont donc graves et la peine prononcée est à la mesure du crime, personne ne le conteste. On peut par contre s’étonner de l’obstination du procureur à vouloir maintenir derrière les barreaux un homme qui, selon toute vraisemblance, est désormais incapable de nuire à quiconque. A moins que l’affaire ne soit portée devant le Tribunal fédéral, le presque nonagénaire, considéré comme dangereux pour la collectivité malgré son état moribond, est donc désormais condamné à mourir dans une unité cellulaire de l’hôpital. Y aura-t-il pour autant « plus de justice » pour la victime de ce crime odieux si elle a la certitude que son bourreau se meure derrière les barreaux ? Il est permis d’en douter.
"L’humanité doit prévaloir sur le crime"
Ce cas particulier permet de nourrir la réflexion autour d’une épineuse question : A partir de quel moment la justice rendue par un tribunal se fait-elle au détriment de la dignité d’un détenu très âgé et malade ? Ses droits ne se voient-ils pas bafoués, si l’on s’en tient à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour qui une telle détention peut s’apparenter à un traitement cruel, inhumain ou dégradant? L’ancien garde des Sceaux français, Robert Badinter, avait quant à lui tranché : « L’humanité doit prévaloir sur le crime ». La phrase, restée fameuse, avait été prononcée dans le contexte du procès de Maurice Papon. Cet ancien haut fonctionnaire français sous l’occupation allemande, avait été condamné en 1998 à une peine de dix ans de réclusion criminelle. Libéré pour raison de santé, il mourra finalement chez lui, assigné à résidence, en 2007.
L’affaire avait suscité un émoi légitime : comment une personne condamnée pour sa responsabilité dans l’un des pires crimes qui soit, en l’occurrence contre l’humanité, peut-elle être libérée au seul motif qu’elle est impotente et grabataire ? Comment invoquer l’humanité en faveur d’une personne qui l’a volontairement annihilée chez autrui ? Il est légitime de se poser une telle question. Mais au-delà de l’émotion, une justice digne de ce nom devrait être exempte de toute idée d’acharnement et de volonté de punir allant au-delà de la peine prononcée. La justice, dans un Etat de droit, se doit d’être toujours conjuguée avec les impératifs de la dignité humaine.
En septembre 2012, un colloque organisé à Zürich par la Paulus Akademie a réuni une soixantaine de professionnels et d’experts autour du thème « Vieillir et mourir en détention ». Les questions se sont vite révélées plus nombreuses que les réponses : comment faire face à l’augmentation du nombre de détenus vieillissants? Les détenus, tant hommes que femmes, doivent-il être placés dans des unités séparées ou les contacts intergénérationnels doivent-ils au contraire être privilégiés ? Pourquoi, en Suisse, les détenus sont-ils tenus de travailler au-delà de l’âge légal de la retraite ? Vieillit-on plus vite derrière les barreaux… ? Un faisceau d’interrogations qui interpellent les fondements-mêmes de nos sociétés, où la tendance générale est plutôt à la hausse des incarcérations.
Selon une étude publiée par deux universitaires suisses en 2011, le nombre de détenus âgés de plus de 60 ans a doublé dans le pays entre 1984 et 2008. Plus impressionnant encore, selon les projections de l’American Civil Liberties Union, la population carcérale de plus de 55 ans des Etats-Unis aura augmenté, entre 1981 et 2030 de 4'400% ( !) pour atteindre 400'000 détenus. Quels que soient les chiffres et ce qu’ils recèlent, la question de savoir comment, dans un futur proche, nos sociétés vont gérer et encadrer les personnes détenues, appartenant au troisième voire au quatrième âge, va se poser avec toujours davantage d’acuité. Allons-nous tolérer que des êtres humains, quels que soient les crimes qu’ils aient pu commettre, terminent leur existence derrière les barreaux sans que leur dignité ne leur soit rendue avant leur dernier souffle ? La question est posée.